Dérive des continents,
incontinence de dérives, ma banquise fond trop lentement et emporte
avec elle les quelques ours polaires qui trouvèrent refuge sur ses
dernières brisures de glace. Deux-trois ours ronchons se
satisfaisant d'une plaque de froid à la dérive plutôt que du vide
glacial d'une eau qui foudroie.
Deux-trois ours ronchons
ne supportant pas le réchauffement climatique, deux-trois ours
blancs obligés de se jeter à l'eau pour tenter d'atteindre les
plaines continentales.
Comme je les ai déçus
ces quelques ours blancs. Comme ils m'ont fait du bien, l'espace d'un
instant. Mais moi aussi je dois devenir eau, puis continent. Et
peut-être qu'alors, nous nous retrouverons sous un climat plus
tempéré.
Dernier ours polaire en
date : Fred. Un meetype. Ours en galère depuis plusieurs
années, surnageant dans l'eau frigorifique d'un océan glacial
arctique à perte de vue.
Architecte, la
quarantaine, beau comme un athlète slave.
Moi, petit bout d'iceberg
à la dérive, j'y vais.
Un resto, un ciné, un
autre resto. Et le voilà au sec, sur un petit bout de glace
brinquebalant.
Mais mon athlète slave
n'est finalement plus architecte. En grattant un peu, je ne sais même
plus trop s'il l'a vraiment été un jour. Il est tombé en
dépression. Il a quitté son boulot voilà quinze ans. Il rêve de
vivre de sa passion pour la peinture. Il peint, enfin peignait, avant
que la dépression ne lui en ôte aussi l'envie. Il me montre ses
toiles, il me dessine, il voudrait que je pose pour lui. Il me parle
de son passé, des fractures de son enfance qui ont creusé le sillon
de sa dépression.
Je ne sais plus. Il
habite loin. Il est plus âgé. Il n'a pas de situation.
Je n'y retournerai pas.
Et puis, on discute sur
internet. Trop. Et comme je ne vois pas d'horizon dans mes
pérégrinations sentimentales…
C'est la fin de l'année et avec elle, une grosse envie de donner du
lest à la fatigue accumulée. Je voudrais tellement partir. Je vais
poser une semaine.
Je lui propose de
m'accompagner une semaine à la montagne. Il est partant. Il n'a pas
pris de vacances depuis longtemps. Ça lui fera du bien à lui et à
sa chienne. Car il a une chienne, un labrador blanc comme les ours
polaires. C'est une chienne des neiges qui n'a jamais vu la neige, en
plus…
Mais comme je ne suis pas
amoureuse, ma conscience me taraude... je réfléchis. Trop.
Je ne donne plus signe de
vie pendant une semaine. Et puis, la veille de mes vacances, je
l'appelle pour savoir s'il est toujours partant.
Il l'est. Pour ne pas
tergiverser, nous décidons de nous voir dès le lendemain et trouver
ensemble une location à la montagne.
Je me rends chez lui. Il
a sélectionné deux adresses. Nous en choisissons une et appelons le
propriétaire qui nous confirme la disponibilité. Alors nous
réservons pour partir le jour même.
Direction les Vosges. Un
ptit chalet à flanc de colline.
Seulement, le tempérament
anxieux de Fred lui fait réévaluer les critères de sélection de
la location et il penche plutôt pour la seconde adresse. Nous
appelons pour savoir si c'est dispo. Ça l'est aussi. Nous avons donc
le choix entre les deux adresses. Comme je ne suis pas meilleure en
terme de prise de décision, nous commençons à nous échauffer un
peu. Fred veut que je tranche. Alors je prends mon courage à deux
mains et je tranche. Ce sera l'adresse de départ. Mais Fred continue
quand même à nous faire douter. Ça m'agace.
Fred a aussi des
courriers importants à faire avant de partir. Je les lui laisse
faire, vu qu'il n'avait pas prévu de partir en vacances à peine
deux jours auparavant. Des réclamations sur des amendes abusives. Il
met un temps interminable à les faire. Je n'en peux plus, j'ai le
temps de regarder deux reportages à la télé qu'il n'a pas terminé.
Et puis il m'annonce qu'il va falloir aller les porter à la poste du
Louvre, la seule qui est ouverte sept jours sur sept et vingt-quatre
heures sur vingt-quatre. Je ne suis pas très enthousiaste. Mais nous
y allons quand même.
Sur le chemin, Fred prend
de l'essence et décide de regonfler un peu ses pneus. Il faut que je
l'aide, car il a un pneu dont la pince ne reste pas attachée à la
valve toute seule. J'y vais. À
ce moment-là, une camionnette se gare juste derrière notre voiture
; un mec sort et se poste devant nous, attendant qu'on ait fini. Je
tiens la pince sur la valve. Fred me fait des signes que je ne
comprends pas. Le mec derrière s'impatiente. Une voiture arrive avec
deux autres mecs qui se mettent dans la file d'attente. Je comprends
toujours pas les signes de Fred. Il se rapproche et me dit qu'il y a
un suintement et qu'il faut que je tienne mieux la pince sur la
valve. Je m'exécute mais le suintement est toujours là. Fred semble
dépité. Moi, morte de honte. Il prend ma place et me demande
d'aller vérifier la jauge. J'y vais. Je ne sais même pas ce qu'il
faut faire. Ah si. Je comprends qu'il faut appuyer sur le bouton pour
envoyer de l'air dans le pneu. Ça me saoule tellement d'être
regardée dans mon incompétence de femme qui capte rien aux choses
un peu complexes de la mécanique auto, justifiant par le fait qu'il
faut les laisser à l'homme, que j'ai envie d'envoyer balader sa
jauge et tout le tralala. Ça ne me met pas de bonne humeur.
Alors que nous arrivons
enfin chez moi, les bagages de Fred dans le coffre, un ptit incident
vient plus sérieusement encore entraver le perspective doucereuse de
ce séjour impromptu. Il est une heure du matin et sa chienne aboie à
tout rompre parce qu'elle a senti le chien du voisin derrière la
porte de son garage. J'essaie de la reprendre un peu, mais n'ayant
pas d'autorité sur elle, je me tourne vers Fred, qui, lui, continue
tranquillement ses affaires sans rien dire alors qu'elle est sur le
point de réveiller tout le voisinage. Je fais une drôle de tête,
mais cela ne change rien, il faut que j'aille lui demander de faire
taire sa chienne. Et là, il s'agace. Soi-disant c'est un chien et
elle a le droit de s'exprimer, de vivre. Son comportement est naturel
et pourquoi vouloir la contrarier etc.
Je crois rêver et même
en lui expliquant que c'est surtout aux voisins, moi, que je pense,
rien n'y fait. J'avais déjà compris que sa chienne représentait
bien plus qu'un simple animal de compagnie et qu'une relation
fusionnelle les liait lorsque j'avais vu avec quel peu de conviction
et d'obstination il tentait de la sortir de son lit lorsqu'elle
voulait reprendre la place que je lui avais momentanément usurpée.
Je prends donc un peu la
mouche et une légère dissension s'insinue entre nous qui nous fait
revoir à la baisse notre engouement de départ pour notre séjour
improvisé.
Mais la nuit aidant,
ajoutée à nos efforts de préparatifs, et l'absence de plan B dans
les deux camps nous forçant sinon à retourner à nos vies peu
réjouissantes, nous nous réconcilions au petit matin, résolus
finalement à poursuivre notre but.
Le voyage se passe plutôt
bien, sans compter son besoin d'ouvrir presque en grand les fenêtres
pour « aérer » son chien et ce jusqu'aux Vosges, ce qui
rafraîchira considérablement l'air ambiant (et l'ambiance). À
la première station-essence, il passe une heure à regarder les
quelques vêtements de marque à prix d'or de l'unique présentoir,
avec apparemment l'intention de s'acheter une parka. Je trouve que
c'est légèrement onéreux ; il se rétracte, mais propose
d'acheter des gants, car nous n'en avons pas de légers mais que des
gants de skis. J'accepte, car ce n'est pas une mauvaise idée, même
si leur prix ne défie pas la concurrence.
Nous n'avons pas non plus
d'après-skis, alors nous décidons de nous arrêter dans des
boutiques de chaussures. Nous nous prenons une deuxième fois la
tête, car les bottes que je choisis ne lui plaisent pas, et celles
qu'il me conseille ne me plaisent pas.
Nous allons dans une
dernière boutique mais là non plus, rien d'intéressant. Il me
trouve des moonboots taille quarante-deux qui me font des pieds de
cosmonaute. Je n'en veux pas. Il insiste, car elle sont à cinq
euros. Je craque, surtout parce qu'il se focalise maintenant sur des
paires de chaussettes, alors qu'il y a une queue monstre aux caisses
et que je commence à être un peu fatiguée.
Je lui dis qu'il faudrait
aller au chalet, car il va faire nuit, et nous ne verrons pas le
chemin. Il décide, sans prévenir, comme il aura l'habitude de faire
par la suite, de s'arrêter à une boutique de location de skis pour
que nous nous renseignions sur les prix. On en profite pour s'acheter
des bottes et des bonnets.
On arrive chez nos
loueurs à vingt heures, dans la nuit. Ils font une drôle de tête
parce qu'à l'origine, ils nous attendaient en fin de matinée. Ils
nous ont donc attendu toute la journée. Mais ils gardent leur
sourire en nous offrant l'apéro. Je refuse gentiment ; Fred accepte.
Décidément, je pressens
le calvaire à venir... Et il ne faudra pas attendre longtemps pour
en avoir la confirmation.
Les loueurs nous
demandent de les régler tout de suite, à notre arrivée. Alors je
sors mes chèques vacances et demande à Fred de mettre la
différence. Au chalet, un peu plus tard dans la soirée, Fred
recompte ses billets et s'aperçoit qu'il lui en manque. Il était
parti de Paris avec une certaine somme en espèces et il ne lui reste
plus que la moitié, alors qu'il devrait lui en rester bien plus.
Quand nous récapitulons les dépenses, il s'aperçoit qu'il a dû
donner trop aux loueurs, sans se souvenir exactement de combien, et
que ceux-ci ne s'en sont pas vantés. Ils ne nous ont même pas donné
de reçu. C'est vrai, je réalise qu'on aurait dû demander un reçu.
Fred me dit qu'il n'avait pas compris combien il devait mettre, car
il ne faisait pas attention, il discutait en même temps avec le
loueur… Il ne se
souvient plus du coup de combien il leur a donné. Cela m'agace un
peu, d'autant que je lui avais dit, et même s'il écoutait en même
temps les récits vosgiens fabuleux de notre loueur, je pensais qu'il
avait compris et qu'au pire, il me redemanderait. Non, il a donné
des billets sans savoir ce qu'il donnait. J'ai du mal à concevoir
cela. Mais pour finir complètement de jouer avec mes nerfs, il se
met à invectiver les loueurs, qui deviennent des vieux paysans
hypocrites et manipulateurs et à s'en prendre à moi, aussi, qui ne
me suis pas assurée qu'il avait bien compris. Peut-être bien qu'il
n' a pas complètement tort, mais c'en est trop, la coupe est pleine
et je pars directement me coucher, le laissant seul face à ses
calculs et à son travail de mémoire.
Le deuxième jour, nous
faisons des courses au supermarché discount du coin, l'objectif
étant de ne pas trop dépenser.
La veille au soir,
j'avais pour ce faire établi une liste d'affaires à acheter. Mais
j'ai vite compris que cette liste ne servirait à rien. Nous
commençons tous les deux par prendre des articles non compris dans
la liste, c'est-à-dire des chocolats et du pain d'épice au
chocolat, sûrement guidés par un besoin de saveurs réconfortantes.
Nous comprenons qu'il va falloir transiger. Fred remet mon article
dans les rayons. Cela ne me plaît pas et il finit par remettre le
sien aussi. Mais il continue son chemin en ne choisissant que des
articles hors liste et sans mon consentement, ce qui m'énerve
légèrement. Du saumon, du gingembre, des rillettes de crabe, du
canard… J'ai
l'impression que plus il avance dans le magasin et plus les rayons
exercent sur lui un effet hypnotique. Et quand j'ose mettre un
article dans le caddie, c'est comme si je profanais son œuvre. Je
finis par m'éclipser en douce et finir mes achats seule dans mon
coin alors qu'il continue à bourrer le chariot. Aucun article que
j'ai choisi ne trouve grâce à ses yeux et arrivés à la caisse, il
commence à sortir du chariot un par un tous les articles que je
viens de mettre, pour aller en choisir de meilleure marque. Là, je
sens le couvercle de la cocotte minute qui va exploser. Je le
préviens pour qu'il sache où j'en suis sur ma jauge mentale de
l'énervement. Et comme je sais que ça ne nous aidera pas d'engager
le combat, je me tais et tente de m'apaiser. Je rassemble mon courage
en sortant ma carte bancaire pour payer la note trois fois plus
gonflée que prévue. Cent cinquante euros de courses au discount (au
lieu des cinquante évalués sur liste de départ), autant dire qu'on
en a pour un mois de courses en vivant en autarcie complète.
J'accuse un peu le coup,
mais me range à l'idée que nous allons bien manger. J'avais pu
apprécier ses talents culinaires et me rassure comme cela.
Il cuisine donc et
pendant tout le séjour, ce qui met un peu d'eau dans le vin de la
rancune que je commence à emmagasiner.
L'après-midi, nous nous
rendons à Gérardmer pour y flâner un peu. Assis autour du lac avec
le pique-nique, il m'avoue qu'il a cinq ans de plus que ce que je
pensais. Il approche donc bien de la cinquantaine vu qu'il était
censé avoir quarante-quatre ans. Là aussi j'accuse mal le coup. Et
même s'il insiste sur le fait qu'il me l'avait dit, je n'ai
absolument aucun souvenir de ce moment-là. Et pourtant, à présent,
je me souviens de ces moments où il se tourmentait à cause de son
âge et de l'approche de la cinquantaine. Je lui rappelais sans arrêt
que quarante-quatre ans était encore bien loin de cinquante, pensant
naïvement qu'il anticipait dans son angoisse du temps qui passe…
Quelle conne.
Quelque chose se brise à
cet instant, un point de non retour est franchi. Il doit s'en rendre
compte, car il devient encore plus chiant.
Je finis par apprendre
qu'il est sous antidépresseurs. Je comprends alors pourquoi son
temps de réaction est supérieur à la moyenne.
Le matin, même si nous
nous levons tôt, je me retrouve toujours à l'attendre, le temps
qu'il enfile son pantalon, qu'il fume, qu'il arrange se affaires dans
la salle de bain, qu'il retrouve ses esprits... Je bouillonne assez
souvent, mais mets ça sur le compte des antidépresseurs.
Le lendemain, on décide
d'aller faire du ski de fond. Il faut décider où nous allons skier.
Nous ne sommes pas d'accord. Il veut que je décide, mais chaque fois
que je le fais, il prend une autre décision que la mienne. On
s'engueule dans la voiture. Il se stresse et moi aussi. À
bout, on se sort nos quatre vérités : qu'on a rien à faire
ensemble ; qu'on aurait dû mieux réfléchir avant de partir...
Qu'on va mettre un terme à ce séjour pourri ; que je suis une
connasse ; qu'il est un connard. Que mon bouquin est cucul ;
que ses peintures sont moches…
Il arrête la voiture et me demande de sortir. Il rêve, même si je
n'en mène pas large. J'ai les larmes aux yeux et moi je rêve que
quelqu'un vienne me délivrer de ce bourbier dans lequel nous nous
enfonçons. Je pars dans mon coin pour faire semblant d'être occupée
avec mon téléphone. Il se roule une clope.
On se rabiboche car nous
n'avons pas d'autre choix.
On loue des skis. J'ai
les larmes aux yeux et je fais un effort pour ne pas éclater en
sanglots devant le loueur de skis. On part vite faire du ski de fond,
conscients que le mieux sera de s'occuper l'esprit au maximum.
Au bout d'un tour de
piste verte et un demi-tour de rouge, il perd son bonnet. On refait
tout le parcours à rebrousse-poil pour tenter de le retrouver, en
vain. Il peste. Contre les connards qui lui ont volé son bonnet.
Son chien, toujours sans
laisse, hurle sans raison contre un pauvre skieur de fond qui
s'engage sur les pistes. Le monsieur prend peur. Fred l'engueule
presque de ne pas voir que son chien n'est pas méchant. Le monsieur
prend mal la réflexion. Il n'y aurait pas eu le chien, je crois
qu'il lui en mettait une. Je m'en prends à nouveau à Fred sur son
comportement avec son chien en essayant de lui faire enfin comprendre
qu'il est impossible que le monsieur se rende compte que son chien
est gentil vu comment celui-ci lui aboie dessus avec un air pas très
engageant. Je me sens tellement mal vis à vis du monsieur, que, dès
que Fred s'éclipse pour aller chercher son bonnet sur la piste, je
m'excuse auprès du monsieur.
Le soir, on décide
d'aller voir les marchés de Noël de Gérardmer, vu que nous ne
sommes pas loin et qu'un couple de touristes breton-corse fort
sympathique rencontré sur la piste de ski de fond nous a briefés
sur les différents marchés de Noël.
Évidemment, nous
trouvons les cahutes en bois du marché bouclées car le marché ne
fonctionne que le week-end. Une petite boutique associative est
ouverte, alors nous nous y engouffrons. Elle œuvre pour la
revalorisation du travail des femmes dans le monde en fabriquant de
jolis objets en bois, en cuir, en tout et n'importe quoi, fabriqués
soi-disant à la main, qu'elle vend au profit de sa cause. Je fais
rapidement le tour, en m'attardant sur les pièces remarquables, puis
sors de la boutique, pensant être suivie par Fred. C'était sans
compter le nouvel accès de fièvre acheteuse qui venait de s'emparer
de lui. J'aurais dû l'appréhender lorsqu'il s'intéressa un peu
trop à des petites boîtes à secret, sortes de petites boîtes en
bois casse-tête à multiples tiroirs encastrés. Je l'entends
demander des renseignements sur les objets, et puis il commence à
faire mettre de côté ceux qui l'intéressent. Il me propose une
bague, car il y en a d'originales en cuir et en verre. C'est gentil,
mais même avec le déchirement au cœur de devoir refuser son
cadeau, vu les circonstances, je refuse gentiment. Il insiste. Je
maintiens mes positions. Il en achète quand même. Pour faire des
cadeaux à sa mère et à ses sœurs. Je finis par m'asseoir dans le
hall de l'association, en dehors de la boutique, pour l'attendre. Le
temps défile. Malgré l'envie qui me tenaille, je ne me permets pas
d'aller lui dire de modérer ses achats vu ses ressources et que nous
n'avons même pas encore été au marché de Noël de Colmar. Je
l'entends maintenant en pourparlers avec les vendeuses parce qu'il
s'est rendu compte que le bilan financier de ses achats s'avère un
peu lourd. Je me mets à lire les prospectus et les panneaux
d'affichage remplis d'exposés sur la situation des femmes au travail
dans le monde, car je ne veux plus me mêler de ses troubles
obsessionnels compulsifs. Je termine le dernier panneau sur la
culture du pois chiche en Amérique du Sud, et je passe aux livrets
culturels de la commune. Une demi-heure passe. Je prie pour qu'il se
rende compte que j'existe ou au moins que je l'attends. Mais pas du
tout. Alors je sors prendre l'air et saisie par le froid, je joue
avec mon portable en pensant aux gens que j'aime. Un phénomène de
décompression fait sortir de moi quelques larmes qui roulent à mon
insu le long de mes joues. À
ce moment là, j'ai vraiment envie de fuir. Mais je n'ai pas les clés
de voiture. Je n'ai même pas de voiture. Je dépends complètement
de lui.
Lorsqu'il sort, il se
fustige d'avoir autant dépensé, comme s'il n'y avait que de cela
qu'il dût se fustiger. Je ne comprends vraiment pas son
fonctionnement de pensée. Alors je ne dis plus rien et me contente
de savourer le chemin salutaire du retour à la voiture, puis au
chalet.
Le soir, je m'endors
avant même que nous soyons passés à table. Je me réveille quand
même pour manger. Il cuisine vraiment bien. Puis je pars dormir.
En pleine nuit, je me
lève pour aller aux toilettes et m'aperçoit qu'il n'est pas à mes
côtés dans le lit. Je le retrouve dans le salon, avec sa chienne,
pelotonnés. J'essaie de lui glisser qu'il doit venir dormir dans le
grand lit, car je me sens coupable, peut-être, d'être à l'origine
d'une réticence à venir dormir avec moi. Mais mes paroles ne
passent pas le mur de son profond sommeil. Je le laisse tranquille.
Mercredi, on choisit de
faire du ski de piste au Holneck. Journée bénie où l'humeur est au
beau fixe. Sauf que le soir, il veut faire un petit tour de luge sur
le bas des pistes. Nous prenons aussi un café au bar de la station
et puis nous partons en oubliant la luge…
Lors du retour au chalet,
on se perd. Nouvelle occasion de se renvoyer la balle. Fred
m'engueule parce que je ne lui dis pas quand il doit tourner, et il
panique dès qu'il faut faire un demi-tour. Moi je rabroue en lui
faisant remarquer qu'il ne tourne pas quand je lui dis de tourner et
que de toute façon, quand je lui indique le chemin, il me dit qu'il
connaît la route.
Le lendemain, en plus, on
s'aperçoit qu'on a oublié la luge. Fred commence à faire le compte
de ce qu'il a perdu. Et comme il est très contrarié, il cherche un
exutoire : moi. Il me reproche de ne pas l'aider beaucoup. De ne
pas être vigilante. D'être un peu tête en l'air aussi.
Jeudi, nous allons à
Plombières, station thermale. Fred remarque une boutique de jouets.
En fait, c'est un fleuriste. Il s'émerveille sur chaque chose de la
boutique et veut acheter des objets inutiles. Une chouette en bois,
une poupée en porcelaine…
pour faire des cadeaux à des gens qui ne lui en font jamais et qu'il
n'est même pas sûr de voir... Je ne comprends pas trop cette manie
de vouloir acheter sans arrêt des choses partout où on s'arrête,
qu'importe le prix. Quinze euros par ci, quinze euros par là…
À plombières, il perd
son porte-monnaie qu'il vient tout juste de s'acheter je ne sais
plus où. Est-ce un message ?
Vendredi, on va à Colmar
voir le marché de Noël. Un des plus beaux d'Europe, paraît-il.
Arrivés à Colmar, on
espère que c'est le pire parmi les plus beaux, car sinon, cela
laisse peu d'espoir aux autres. Il commence donc à critiquer le
marché de Noël. C'est nul, aucun intérêt. Il passe en trombes
devant les cahutes, m'entraînant avec lui, sans même nous laisser
le temps d'apercevoir ce qui est vendu. Et puis, il voit qu'il y a un
musée qui propose une exposition de retables de Dürer et
contemporains. Notre marche effrénée poursuit alors un but qui est
de trouver coûte que coûte ce fameux musée. Lui fonce devant, et
moi je commence à traîner la patte, derrière. Le marché de Noël
file comme une vague surimpression accompagnant notre course vers un
objectif supérieur. Nous arrivons au musée, lui, fou de joie, moi,
morose.
Et finalement, j'étais
presque prête à le suivre dans sa croisade contre le mercantilisme
aveuglant des marchés de Noël jusqu'à ce que j'apprenne que pour
seulement mettre un pied dans le musée, il nous en coûterait huit
euros. J'abdique. Déjà que je n'étais pas venue ici pour voir une
exposition de peintures, encore moins des peintures de calvaires (un
signe ?) qui respirent la tristesse et la dépression, mais un
marché de Noël, et il m'en coûterait pécule en plus…
non. Heureusement pour moi, le musée ferme dans trente
minutes. Le portier nous déconseille de rentrer maintenant mais
plutôt de revenir un autre jour. Tout concourt donc à nous
dissuader et j'espère que Fred se ralliera finalement à ma cause,
mais non. J'aurais pu me douter que la question de l'argent
n'influerait pas sur sa décision, mais que même le peu de temps
pour visiter l'exposition n'ait aucune influence me paraît
inquiétant. S'agît-il alors d'une question de vie ou de mort, qu'il
visitât cette exposition ? Je me le demande. Il insiste tellement,
arguant que je ne m'intéresse à rien, essayant de me faire me
trouver sotte de préférer voir un marché de Noël plutôt que des
peintures morbides de grands maîtres, et je sens en lui une ferveur
telle qu'il serait prêt à donner sa vie pour défendre cette
exposition, alors je lui sors huit euros, je les lui mets dans les
mains en lui disant qu'on se retrouve dans trente minutes à la
sortie de l'expo.
L'assurance d'avoir
échappé à tous ces calvaires me garantit que j'en ai bien évité
un autre : un chemin de croix avec les commentaires frelatés de Fred.
J'oublie vite cette idée
et profite de ce répit pour m'alléger un peu l'esprit. Je fais le
tour des cahutes du marché de Noël et dépense mes huit euros en
achetant des étoiles à la cannelle et autres gourmandises à
partager plus tard avec les miens. Au moment de retrouver Fred, je me
dirige vers l'entrée du musée, mais elle est fermée. Je continue
donc jusqu'à la voiture, mais personne, alors je rebrousse chemin
jusqu'à l'église qui sert de musée et voit Fred me dépasser, en
trombes, sans me voir. Je commence à me dire que c'est un gag, que
je vais me réveiller, que j'ai fait un mauvais rêve. Je le
rejoins ; il n'est pas loin, il frappe tant qu'il peut à la
porte de l'église, non sans que son comportement ne paraisse un peu
étrange aux gens qui nous entourent. Il voulait acheter le livre de
l'exposition pour son père et était sorti chercher de l'argent au
distributeur, mais le temps qu'il revienne, le musée avait fermé.
Il peste devant la porte contre les gens à qui il avait demandé
d'attendre qu'il revienne. Et franchement, je ne sais plus quoi
penser, vu son niveau de crédibilité lorsqu'il s'agit de se
dépêcher. Mais bon, nous patientons quand même une bonne dizaine
de minutes devant la porte, le temps que Fred se calme et que
peut-être, avec un peu de chance les gens ressortent par là. Mais
non.
Heureusement qu'il y a la
nuit. La douce nuit qui apaise tout et qui permet de remettre les
compteurs à zéro. Je n'ai jamais autant compris cette phrase que
pendant ce séjour avec Fred dans les Vosges : chaque jour
est un nouveau départ.
Le lendemain, d'ailleurs,
nous partons. Et avec le départ, de nouvelles occasions de découvrir
le niveau d'angoisse de mon Fred. Le grand ménage doit être fait
avant dix heures. Mais mon Fred des Vosges, animal procrastinateur
et très susceptible en est fort aise de secouer les couettes et de
vider le placard du dehors, alors que je me bats avec l'aspirateur,
la serpillière, les plaques de cuisson, le frigo, la salle de bain
et j'en passe. Bien m'en soit fait de ne pas le lui faire remarquer
car il est déjà si fier d'avoir fait tout ça. Et là, j'explose.
Une féroce envie de lui botter le cul. On arrive chez nos loueurs un
peu tendus, mais le génépi passe bien quand même, trop bien, même.
On part, presque
soulagés, mais avec quand même un petit nœud au ventre. Celui
d'avoir réussi à passer cette semaine ensemble, malgré nos
personnalités dissonantes et nos incompatibilités d'humeur. Pendant
le voyage, on s'excuse, on se pardonne, on s'explique. On ne veut
garder que le meilleur : les paysages de cartes postales, les
descentes de luge, les bons petits repas, notre journée de ski, le
plaisir de voir Alia se rouler dans la neige…
et on remercie l'autre d'avoir été ce quelqu'un avec qui partager
ces moments de répit dans nos dépressions respectives…
Merci Fred.
Un appel sur le portable
de Fred. Il a oublié de rendre les clés du chalet.
Nous les laisserons à la
ferme du coin où nous achèterons de délicieux munsters…