Je porte en moi le deuil
d'une vie rêvée, l'écueil d'une vie ratée qui m'ensevelit sous
ses miasmes de regrets. Comment construire sur un éboulis ? Sur
le tas des cendres de quelque chose qui n'a jamais été ?
Une vie qui n'a pas de
sens ou que celui de la direction vertigineuse qui l'entraîne vers
le vide.
Alors dans cette vie qui
n'a pas de sens, j'occupe mes journées. Je trie
mes habits, puisqu'on m'y incite depuis ma boîte aux lettres, pour
les envoyer en Afrique. Je
suis contente, c'est pas grand-chose, mais ça me remonte un peu le
moral de savoir que cela va aider. J'imagine la petite fille qui va
hériter du maillot de bain Naf Naf quasi neuf que m'avait offert ma
marraine ; je l'aimais bien mais il m'a toujours été trop
juste. Jusqu'ici je l'avais gardé, car j'y rattachais les souvenirs
de ma marraine, et ceux de ma jeunesse…
J'ai réussi à m'en séparer, me disant que de toute façon je ne le
remettrai plus et qu'il perdait de sa valeur à n'être pas mis,
comme tout objet non utilisé qui perd de son efficacité. Et puis,
je crois que je le gardais comme une relique d'une personne que je ne
suis plus, celle qui s'identifiait encore à la jeune femme brillante
qu'était sa marraine, avant de rejeter, de tout rejeter et de s'y
perdre…
Mais cette fois, je ne jette pas, je donne, je transmets. L'action
est positive. Peut-être que mon geste était même, plus que cela,
nécessaire. J'ai passé quelques minutes à imaginer les
combinaisons à faire avec les vêtements que je donnais : les
shorts en jeans allaient sûrement faire des heureux, le petit haut
tricoté sans manches allait ravir une jeune demoiselle et le reste
n'était pas mal non plus. J'aurais aimé être là au moment où
chaque acquéreur s'approprierait son bien. Ça fait du bien au moral
de faire de bonnes actions, même si c'est pas grand-chose, c'est
déjà quelque chose. C'est vrai, on le fait tous ça, garder des
choses dont on ne se sert pas, en se disant qu'on s'en servira
peut-être et que si on s'en sépare on le regrettera…
La peur de manquer, sans se rendre compte qu'on peut aider avec nos
surplus de tout…
Ou
bien j'assemble un meuble. Ça me donne l'impression de bâtir
quelque chose, et construire, c'est avancer. Ça remplit l'après-midi
également, compte tenu du fait que j'ai deux mains gauches et que je
maîtrise assez mal le suédois. Parce
que, apparemment, les Suédois, ils doivent avoir une façon bien à
eux de faire les dessins. Le dessin, il ressemble pas du tout au
résultat final. Ou c'est le contraire, alors ? Vous croyez ?
Bon, mais j'ai dit que je ratais tout ! Enfin ça m'a pris une
après-midi, j'étais contente.
Et
ma dernière trouvaille, et pas des moindres, en tant que tueuse de
temps invétérée, c'est la lecture du dictionnaire et
accessoirement de la Bible, ou l'inverse. Deux ouvrages écrits au
microscope et qu'ordinairement, dans une vie réussie, j'aurais eu du
mal à prendre en passion. Le Livre saint, parce qu'il est grand
temps de trouver en moi la force de l'ouvrir et de chercher peut-être
quelques pistes d'action et de réconfort. Quel livre, si ce n'est Le
Livre, répondrait mieux à mon attente ? Oui, j'ai honte de
devoir en arriver à ces extrémités pour ce faire, mais voilà, il
faut dire que la fluidité et le style de la narration n'en font pas
une lecture de chevet aisée comme l'est par exemple le dernier Marc
Lévy, et puis que les pages fluettes, l'épaisseur du pavé et
l'écriture en test de vision pour félins est encore un obstacle à
l'engouffrement spontané dans l'ouvrage. Mais il faut croire que mon
âme, perdue dans les profondeurs de son désespoir, a décidé de
s'en accommoder.
Le
dictionnaire, lui, c'est plus parce qu'il me donne l'assurance d'être
occupée pendant un bout de temps et aussi qu'il s'accorde avec
l'absurdité et le vide de ma vie : une succession de mots sans
sens global, une rengaine, un précipité du monde en mutation
constante et pourtant dans une immuabilité qui traverse les années.
Je m'astreins à la lecture d'une page par jour, cela me laisse une
marge d'occupation conséquente étalée dans le temps et participe
en plus à rythmer mes journées, ce qui a son importance au cœur de
l'inactivité. Bon, si jamais j'arrive au bout et que je m'attaque à
l'Encyclopédie Universalis en 58 volumes, ou bien aux codes
juridiques à couverture rouge, alors c'est que j'aurai choisi une
vie d'ermite et de contemplation ; si je m'attaque à
l'annuaire, c'est que j'aurai cramé un fusible.
Mais
bon, après tout, c'est pas pire que de jouer au Démineur ou au
Solitaire ou bien de regarder l'intégralité des épisodes d'une
série à la con ? Ça instruit au moins. Et, qui mesure le
degré de connerie d'une activité occupationnelle ? Hein ?
Y a-t-il une échelle de mesure qui commencerait par l'étude béate
des motifs du papier peint pour se terminer par la résolution
compulsive d'équations symptomatiques à prise de tête variable ?
Non ?
Bon alors…